Trois ans après la tentative de la loi Schiappa en 2018, la loi Billon, votée définitivement ce jeudi en deuxième lecture par l’Assemblée nationale, instaure un seuil d’âge de consentement de 13 à 15 ans pour les victimes de violences sexuelles et de 13 à 18 ans pour l’inceste. Cependant, les nouvelles infractions des violences sexuelles incestueuses, à géométrie variable, ne définissent pas clairement ce crime de lien. Tour d’horizon de ce que prévoit ce nouveau texte aux allures d’acte manqué.
1) La déconstruction de l’inceste éclaté sur 7 infractions
Depuis 20 ans, nous demandons que l’inceste soit reconnu comme un crime spécifique. Réintroduit dans le code pénal depuis 2016, il n’était qu’une surqualification d’un viol, d’une agression ou d’une atteinte sexuelle. La loi Billon crée deux nouvelles infractions qui se superposent aux autres plutôt que de les remplacer. Elle crée ainsi une incroyable complexité avec pas moins de 7 régimes d’infraction différents pour réprimer l’inceste :
- Articles 222-23, 222-23-1 ou encore 222-23-2 pour le « viol incestueux »
- Articles 222-27, 222-29-2 ou encore 222-29-3 pour « l’agression sexuelle incestueuse »
- Article 227-25 pour « l’atteinte sexuelle incestueuse »
Ces infractions sont délimitées par des critères multiples :
- Le lien de famille
- L’âge de l’auteur
- L’âge de la victime
- La différence d’âge
- La nature de l’acte sexuel (avec ou sans pénétration)
- L’autorité de droit ou de fait
Dans le cas d’actes sexuels avec pénétration ou actes bucco-génitaux, voici un tableau des articles applicables :
Et dans le cas des agressions sexuelles sans pénétration :
Pourquoi un tel fatras ? Si l’on se fie aux déclarations du ministre de la Justice, c’est la volonté de préserver les « relations consenties », y compris quand elles sont incestueuses (voir la vidéo avec ses interventions le 15 mars à l’Assemblée nationale), qui a conduit le gouvernement à multiplier les conditions pour restreindre le champ d’application du nouvel article 222-23-2 :
- Auteur majeur
- Victime mineure
- Autorité de droit ou de fait (pour les auteurs autres que les ascendants)
- Écart d’âge de plus de 5 ans (quand l’auteur n’a pas autorité de droit ou de fait)
Certes il reste toujours possible de poursuivre pour viol « classique » (article 222-23) lorsqu’on peut démontrer qu’il y a eu « contrainte, menace, violence ou surprise ». Mais l’objectif de cette loi est précisément de mettre fin à la nécessité de prouver la « contrainte, menace, violence ou surprise » dans le cas de l’inceste et de la pédocriminalité. La complexité excessive de la loi nuit à sa bonne application.
La loi doit être claire et lisible pour être comprise et appliquée par tous. C’est un principe fondamental qui est mis à mal par cette loi Billon et qui risque même d’entraîner une censure par le Conseil constitutionnel. |
2) Un seuil de consentement à 18 ans en cas d’inceste par un ascendant ou une personne ayant autorité
Ce seuil protecteur s’applique uniquement aux incestes perpétrés par des parents, des beaux-parents, des grands-parents ainsi que toute personne de la famille en situation d’autorité. Jusqu’à maintenant, la victime devait prouver son non-consentement en invoquant soit « une violence », « une menace », « une contrainte » ou bien un effet de « surprise » de la part de l’auteur.
C’est ce que nous demandons depuis longtemps, mais sans exceptions. Seule une partie des survivantes de l’inceste pourront en bénéficier. En soi, c’est une vraie avancée pour les victimes de viol par ascendant. |
3) La définition du viol est complétée par l’acte bucco-génital
La notion de viol n’inclut aujourd’hui que l’acte de pénétration. Elle va être étendue à l’acte « bucco-génital » pour toutes les victimes de violences sexuelles, y compris pour l’inceste. Cela fait suite à un arrêt de la Cour de Cassation du 14 octobre 2020 qui nous avait indignés.
C’est bien, mais nous voudrions que le législateur aille plus loin en caractérisant l’inceste sans préciser le type de violences sexuelles subies. Toute forme d’inceste a un impact sur la victime. |
4) Une notion d’autorité de droit ou de fait est instaurée dans le cas d’inceste par d’autres membres que les ascendants
Les frères, les oncles, les neveux incestueux pourront faire valoir leur absence d’autorité de droit ou de fait sur l’enfant victime pour empêcher l’application de l’article 222-23-2. Il reste possible de poursuivre avec l’article 222-23-1(si l’enfant a moins de 15 ans et que l’écart d’âge est supérieur à 5 ans) ou l’article 222-23 (en prouvant la « menace, contrainte, violence ou surprise ») mais cela complique énormément le parcours judiciaire.
Après les pères, les frères et les oncles sont les premiers agresseurs incestueux. L’ajout de cette condition déconstruit la définition de l’inceste qui va enfin être prise en compte dans le droit. Le Haut Conseil à l’Égalité recommande la suppression de cette condition d’autorité. Les co-présidents de la CIIVISE également. |
5) Un écart d’âge de cinq ans minimum entre l’agresseur et la victime pour faire valoir son non-consentement
Dans le même cas où les agresseurs ne sont ni des ascendants, ni des personnes qui ont une autorité de droit ou de fait, cette nouvelle loi prévoit un écart d’au moins 5 ans entre l’agresseur et l’enfant victime, ce qui fait descendre automatiquement le seuil d’âge à 13 ans si l’agresseur a tout juste 18 ans.
Les associations de protection de l’enfance dont nous faisons partie, mais aussi le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) se sont élevés contre « l’asymétrie des relations entre l’adulte et l’enfant ». Qui plus est dans le cas de l’inceste.
L’empilement des dispositifs - et le maintien du délit d’atteinte sexuelle uniquement pour les cas où il y a moins de 5 ans d’écart d’âge - compromet le caractère opérationnel de cette loi, c’est-à-dire la possibilité de la mettre en œuvre sur le terrain.
La rupture d’égalité entre les auteurs de 18-19 ans et les autres (par exemple dans le cas d’un viol en réunion sur une fille de 14 ans) pourrait également justifier une censure par le Conseil Constitutionnel.
Même le Défenseur des droits des enfants de la République à qui nous avons écrit s’en inquiète ce 14 avril :
« Le dispositif législatif qui découlera de la réforme risque d’être difficile à appréhender compte tenu de sa complexité et de la superposition de différents régimes juridiques applicables selon les situations. […] J’ai pu faire part de mes inquiétudes concernant ce risque de complications juridiques et insister sur le nécessaire accompagnement des professionnels de terrain (enquêteurs, magistrats, avocats, éducateurs…) qui auront la charge de la mise en application de ces nouveaux textes comme des anciens. » Éric DELEMAR, défenseur des enfants (14 avril 2021) |
6) Un nouveau délit pour les violences sexuelles à distance
Les violences sexuelles évoluent avec les mœurs et la technologie. Un nouveau type de chantage à distance (via les applications de messagerie ou les réseaux sociaux) a vu le jour : la « sextorsion », qui consiste à manipuler ou menacer un enfant (une fille le plus souvent) pour obtenir d’elle des photos ou vidéos pornographiques.
La loi Billon crée un nouveau délit (article 227-23-1) qui punit le fait de « solliciter auprès d’un mineur la diffusion ou la transmission d’images, vidéos ou représentations à caractère pornographique dudit mineur » d’un maximum de 7 ans, voire 10 ans de prison. |
7) Une « prescription glissante » pour toutes les victimes d’un même agresseur
Le délai de prescription est établi depuis 2018 à 30 ans après la majorité de la victime (et 20 ans pour les délits sexuels). Cette nouvelle loi introduit la notion de « prescription glissante ». Ainsi, si les faits ne sont pas prescrits pour une seule des victimes, toutes les autres, y compris les plus anciennes dont les faits sont déjà prescrits, pourront obtenir un procès.
C’est un progrès pour l’égalité entre victimes d’un même agresseur. Mais cette mesure n’est pas suffisante, nous demandons depuis toujours l’imprescriptibilité des crimes d’inceste puisqu’il faut parfois beaucoup plus de temps que cela aux victimes pour commencer à parler de ce qu’elles ont vécu et encore davantage pour oser porter plainte. |
8) Allongement de la prescription pour non-dénonciation
Le délai de prescription du délit de non-dénonciation a été fortement allongé. Il passe à 20 ans à compter de la majorité de la victime pour la non-dénonciation de crime (viols avec pénétration) et 10 ans pour la non-dénonciation de délits (autres agressions sexuelles). Ce délit vise en pratique à punir la complicité passive des personnes de la famille qui avaient connaissance des faits d’inceste et ne les signalent pas aux autorités (en appelant le 119 par exemple, ou en contactant la police).
C’est clairement un progrès mais il reste à voir comment cela sera appliqué. Les poursuites au titre de l’article 434-1 restent plutôt rares. |
9) Des avancées concernant la prostitution
La rédaction de l’article 225-12-2 qui punit le recours à la prostitution a été clarifiée. Concrètement, lorsqu’un majeur achète un acte sexuel avec pénétration commis sur un enfant de moins de 15 ans :
- Si l’acte sexuel est consommé, l’article 222-23-1 s’appliquera et les faits seront qualifiés de viol passible de 20 ans de prison ;
- S’il ne l’est pas, le fait d’avoir acheté cet acte sexuel, même sans l’avoir accompli, constitue un délit passible de 10 ans de prison.
- La clause « Roméo et Juliette » qui exige un écart d’âge supérieur à 5 ans dans l’article 222-23-1 ne s’appliquera pas dans le cas de la prostitution
C’est un vrai progrès : aucun « client » d’une enfant prostituée de moins de 15 ans ne pourra plaider le « consentement » de la victime afin d’échapper aux poursuites pour viol. |
Ce qu’il manque aussi dans cette loi
- Les auteurs mineurs ne sont pas concernés par ces dispositions alors même que 40 % des agressions sexuelles sont commises par des mineurs. Le ministre Dupond-Moretti a affirmé le 15 avril devant les députés que ça n’était « pas possible » de criminaliser tous les actes de pénétration sexuelles sur les enfants de moins de 15 ans, quel que soit l’âge de l’auteur, majeur ou mineur. C’est pourtant ce que fait la loi pénale du Luxembourg, avec un seuil d’âge à 16 ans et non 15, mais aussi celle du Royaume-Uni. La preuve que c’est possible, et bien sûr compatible avec les principes de l’État de droit. Il s’agit donc d’un choix politique : veut-on protéger les enfants de moins de 15 ans ou bien les laisser se débrouiller tout seuls face aux prédateurs sexuels, y compris lorsque ces prédateurs n’ont que 16 ou 17 ans ?
- Le signalement des médecins n’est toujours pas rendu obligatoire, il est dérogatoire. Ceux qui font des signalements doivent par ailleurs être protégés des contre-attaques en justice ou devant le Conseil de l’Ordre.
- Dans les débats des députés avaient évoqué des problématiques relatives au droit de visite et d’hébergement en cas d’inceste, mais sans suite. Et c’est dramatique car il y a urgence à créer un véritable principe de précaution : sur le terrain, des juges aux affaires familiales continuent à prendre des décisions déconnectées du dossier pénal, et à balayer du revers de la main les alertes des parents protecteurs interprétées comme des cas de « conflit parental » ou « d’aliénation parentale ».
- La question des violences sexuelles sur les personnes porteuses de handicap a elle aussi été abordée sans qu’une disposition spécifique soit prévue dans cette loi. C’est un sujet complexe car il faut tracer la frontière entre la protection des personnes vulnérables et la préservation de leur liberté sexuelle sans discrimination. Les travaux de la CIIVISE permettront peut-être d’approfondir le sujet.
L’interdit de l'inceste n'est pas posé clairement !
Cette loi apporte des avancées historiques pour les victimes dans de nombreux cas, mais elle ne parvient pas in fine à reconnaître l’inceste comme un crime spécifique et à poser un interdit absolu, sans condition liées à l’âge des protagonistes ou à l’autorité de droit ou de fait. C’est une véritable occasion ratée de poser un interdit « simple et clair » comme cela avait été promis. C’est pour cela que nous nous battons depuis 20 ans, et c’est justement cet interdit fondamental et universel de l'inceste qui sera soumis non plus à une définition légale claire et unique mais au bon vouloir d'un juge. Aucun enfant victime ne devrait avoir à justifier d’un quelconque non-consentement pour des relations incestueuses qu’il dénonce lui-même en portant plainte. N’en déplaise à notre cher ministre de la Justice !
Nous voudrions remercier chaleureusement toutes les personnes qui se sont battues d’abord pour que cette loi soit votée, ensuite pour essayer de combler les failles introduites par les amendements gouvernementaux. Parlementaires, militants, citoyens, association du Collectif pour l’Enfance. Le combat continue pour protéger les enfants. |
Référence : Journal Officiel : LOI n°2021-478 du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l'inceste