Les parlementaires de l'État de Californie ont voté la supression du délai de prescription pour les viols et agressions sexuelles. Que fait la France pendant ce temps-là ?
Le 30 août dernier, les parlementaires de l’État de Californie ont voté à l’unanimité le texte SB-813, également appelé « Justice for Victimes Act » (Loi de Justice pour les Victimes). Comme le montre le détail des votes publiés par le Sénat Californien, ce texte a été voté par la gauche et la droite, au-delà des clivages partisans. Il abolit le délai de prescription pour les victimes de viol et d’agression sexuelles. Concrètement, la loi entre en vigueur le 1er janvier 2017, et compte tenu de la non-rétroactivité, seuls les crimes qui ne sont pas prescrits d’ici à fin 2016 deviennent imprescriptibles.
Pourquoi la Californie supprime la prescription ?
Ce changement législatif fait suite à l’affaire Bill Cosby qui a été amplement couverte par la presse américaine et francophone (notamment Le Figaro, Le Monde, Libération). L’acteur américain a été accusé par plusieurs dizaines de femmes de les avoir droguées puis violées, mais la plupart des plaintes au pénal n’ont pas pu aboutir à cause des délais de prescription. Le scandale soulevé par ce déni de justice et par ces délais jugés arbitraires a inspiré une campagne de mobilisation, qui a abouti à ce projet de loi récemment voté à l’unanimité. L’Oregon, l’Ontario, le Colorado et le Nevada ont également modifié leur législation suite à l’affaire Bill Cosby.
La Californie rejoint d’autres États où les crimes comme l’inceste et les crimes sexuels commis sur des mineurs est imprescriptible : le Canada, le Royaume-Uni, la Suisse (depuis 2013), l’Irlande, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et 17 des États d’Amérique (18 avec la Californie). La sénatrice Connie M. Leyva a écrit sur son site officiel à propos de cette loi:
La nouvelle loi SB 813 va garantir justice pour les victimes et les survivant(e)s des crimes sexuels en permettant les poursuites sans limite de temps pour le viol et les agressions sexuelles. La loi existante limite en général les poursuites à 10 ans après la date du crime, à moins que des preuves liées à l'ADN soient disponibles. Selon le Ministère de la Justice des États-Unis, seulement deux pour cents des violeurs vont être condamnés et purger effectivement une peine de prison. Les 98 pourcent restants ne seront jamais punis pour leurs crimes.
La signature de la loi SB 813 par le gouverneur Jerry Brown est un moyen de dire à chaque victime de viol et d'agression sexuelle en Californie qu'elle a de l'importance, et qu'indépendamment du moment où elles seront prêtes à sortir du silence, elles auront toujours la possibilité de porter plainte. Les violeurs ne devraient jamais échapper aux conséquences légales de leurs actes parqce qu'une limite de temps arbitraire a été atteinte. Il ne doit jamais y avoir de date d'expiration pour la justice ! L'approbation de SB 813 fait honneur à une large coalition de personnes qui ont témoigné, écrit des tribunes, parlé avec les parlementaires, écrit au Gouverneur et continué à combattre pour les innombrables victimes de viol qui sont déjà sorties du silence, et pour toutes celles qui ne l'ont pas encore fait. Je voudrais également remercier tout spécialement le procureur Michael Ramos, la directrice du California Women's Law Center, l'avocate Gloria Allred et tous les nombreux membres de End Rape SOL qui ont combattu pour s'assurer que toutes les victimes de viol retrouvent leur voix et leurs droits, pas seulement dans l'espace public mais aussi devant les tribunaux.
Sénatrice Connie M. Leyva (source) (traduction Face à l'inceste )
Pourquoi la France ne fait rien ?
Les sénateurs français ont récemment examiné le projet de loi de réforme pénale (relatif notamment à la durée de prescription) sous la houlette du rapporteur Jean-Noël Buffet. Malgré les arguments avancés par les associations de victimes comme Face à l'inceste , les sénateurs ont refusé d'allonger le délai de prescription, actuellement fixé à 20 ans (pour les victimes qui étaient mineures au moment des faits, le délai court à partir de la majorité, et expire donc à 38 ans).
Les arguments officiellement avancés pour ce refus, résumés dans un précédent article, paraîtront inacceptables aux survivants de l'inceste, à leurs proches, mais aussi à tous ceux qui croient en la justice. Il n'existe aucune prescription pour les souffrances des victimes !
Quelles sont les raisons inavouées de ce refus ? On pourrait penser à des pressions de l'Église catholique, éprouvée par les affaires qui secouent le diocèse de Lyon, et soucieuse de maintenir ou de rétablir son image. Des raisons pragmatiques comme l'engorgement des prisons ou le manque de moyens du ministère de la Justice en général. Ou peut-être au manque d'information des parlementaires sur les conséquences réelles de l'inceste, et du temps nécessaire aux victimes pour sortir du silence et porter plainte (voir ci-dessous).
Pourquoi l'abolition est nécessaire ?
L'inceste n'est pas un crime comme les autres. À cause des pressions de la famille ou bien d'une amnésie traumatique, une durée largement supérieure à 20 ans peut être nécessaire avant que les victimes sortent du silence. En moyenne 37% des victimes ont parlé pour la première fois de l'inceste qu'elles ont subi plus de 20 ans après les faits.
Mais comme le dit une survivante de l'inceste, Muriel, « ne pas se souvenir n'empêche pas les souffrances ». « Il n’y a pas de délai de prescription pour les conséquences dévastatrices du crime, que je subis depuis 20 ans ! », témoigne une des femmes qui ont accusé Bill Cosby. Au contraire, l'amnésie traumatique empêche la victime de réparer les dommages affaiblissant son développement neurologique (troubles du comportement, difficultés d'apprentissage), ses fonctionnements social, émotionnel et cognitif. La plupart des victimes adoptent alors des comportements à risque qui favorisent maladies et difficultés sociales, ce qui peut conduire à une mort prématurée. En réalité, la victime a besoin de temps pour se souvenir, pour aller mieux, pour pouvoir en parler et porter plainte.
Pourquoi c'est important ?
Avec un nombre de victimes estimé à 4 millions en France, l'inceste est une véritable épidémie cachée dans notre pays. C'est un problème de santé publique ! Des études comme l'ACE study ont mis en lumière un lien direct entre traumatismes de l'enfance et le début à l’âge adulte de maladies chroniques, ainsi que la dépression, le suicide, être violent et être victime de violence. Comme le rappelle Face à l'inceste dans son argumentaire pour les sénateurs, les victimes d'inceste ont 20 ans d'espérance de vie en moins. Les conséquences de l'inceste sont gravissimes et souvent sous-estimée par les proches ou par la société, faute de pouvoir établir le lien entre ce qu'ils observent (dépression, addiction aux drogues, etc) et les traumatismes infantiles. Les violences sexuelles sur les mineurs ont été qualifiées de « crime contre l’humanité » lors du congrès mondial de 2001 sur l’exploitation sexuelle des enfants (122 pays participants)
Cette épidémie de l'inceste fait des ravages d'autant plus grands que les victimes restent dans le silence. Entre déni, soutien à l'agresseur, peur du tabou, volonté de protéger sa réputation, la famille n'offre bien souvent que peu de soutien aux victimes. Il est donc nécessaire que les autorités et institutions de la République puissent prendre le relais et s'occuper des victimes, autant pour les soins que pour le volet judiciaire.
Avec le délai de prescription, la victime qui dénonce publiquement son agresseur est passible de poursuites pour diffamation, tandis que son agresseur ne craint rien. Les victimes sont donc condamnées au silence par les lois de la République. C'est là une injustice fondamentale qui doit être réparée.
L'affaire Flavie Flament, qui a été fortement médiatisée, illustre fort bien ces deux problèmes. L'animatrice de télévision a raconté dans un roman publié tout récemment le viol qu'elle aurait subi à l'âge de 13 ans, sans donner le nom de son agresseur. Il ne s'agit pas à proprement parler d'inceste car l'agresseur présumé est un proche et non un membre de la famille. Cependant, on peut observer que les mêmes phénomènes:
- Manque de soutien de la famille (son frère a témoigné contre elle dans les média)
- Contre-attaque de l'agresseur présumé, qui a menacé les journalistes et la victime de poursuites en diffamation.
Des centaines de témoignages recueillis et publiés par Face à l'inceste montrent à quel point ce schéma se répète d'une famille à une autre: pressions de la famille et impossibilité de porter plainte. Il est donc nécessaire que le législateur protège les droits de la victime au moins autant que ceux de l'agresseur présumé.
Comment agir ?
Le projet de loi de réforme pénale (incluant les délais de prescription) n’est pas encore définitivement adopté ; après le vote défavorable des sénateurs, le texte est de retour devant l’Assemblée Nationale et peut encore être amendé par les députés. Il est donc possible de contacter votre député, par lettre ou courrier électronique, ou bien en se rendant à sa permanence. En France comme en Californie et partout dans le monde, ce ne sont pas les victimes qui doivent avoir peur de parler.