Lettre à Agnès Buzyn, ministre de la Santé

Actualité Publié le 26.02.2018

Madame la Ministre de la Santé,

L’inceste est un fléau de santé publique qui touche 6% de la population soit 4 millions de personnes. Pourtant il reste encore largement sous-estimé voire ignoré par la recherche scientifique et par notre système de soins. Nous entrons dans la 18ème année de notre action au sein de l’Association Internationale pour les Victimes d’Inceste et nous attirons votre attention aujourd’hui sur les conséquences de l’inceste sur le plan médical.

Les atteintes sexuelles perpétrées au sein des familles demeurent taboues en France sans réelle prise de conscience de l’impact psychologique, médical et sociétal sur les enfants qui en sont victimes.

Nous pensons souvent que ces histoires n’arrivent qu’aux autres, car si elles nous concernaient, nous l’aurions vu, nous aurions agi, nous n’aurions pas laissé le parent agresseur impuni. Pourtant, nous avons observé dans le cadre de nos groupes de paroles que l’inceste touche l’ensemble de la population quel que soit le niveau de vie ou le rang social. L’inceste n’a d’autres frontières que celle du secret, celui dans lequel l’enfant va s’emmurer progressivement consciemment ou inconsciemment. Ce secret peut parfois être partagé avec un autre membre de la famille qui très souvent va également décider de se taire par crainte de déséquilibrer un ordre existant. Ce secret constitue un poids qui va s’alourdir, creuser un écart entre l’enfant et la société et qui à un moment donné va amener cet enfant à se poser la question de la légitimité de son existence. Petit à petit il va se faire du mal, se scarifier, se faire vomir, arrêter de s’alimenter, être violent avec ses camarades, ne plus suivre ses cours à l’école, commencer à boire de l’alcool ou à prendre des narcotiques. Il va, par tous les moyens à sa disposition tenter d’évacuer le poids de la honte, de la culpabilité et de la solitude. Puis très probablement, dans 86% des cas, il va finir par attenter à sa vie, une vie à laquelle il n’a pas réussi à donner un sens.

Dans notre système médical français, ces symptômes sont pris en charge séparément. La toxicomanie, l’alcoolisme, l’automutilation, l’anorexie, la boulimie ou encore la dépression sont traités dans le cadre d’un parcours psychiatrique en ambulatoire ou en clinique spécialisée. Les témoignages de nos adhérents ont démontré que dans la majorité des cas, ces épisodes de traitement ont constitué pour un eux un nouveau traumatisme venant s’ajouter à leur détresse initiale. Dans la majorité des cas de traitement en internement, ils sont placés sous une médicalisation intensive qu’ils ne comprennent pas, ils sont assaillis de questions sur leurs dépendances et sont très peu, voire jamais questionnés sur leur parcours de vie ou sur le fait qu’ils aient pu ou non à un moment être victime d’inceste. Très peu de praticiens sont aujourd’hui sensibilisés aux ACEs, Adverse Childhood Experiences et au processus d’accompagnement qui doit être implémenté dès l’accueil du patient. Dans le cadre du colloque consacré à l’inceste avec l’université Paris Descartes organisé par Face à l'inceste le 15 mars 2017, le Professeur M. Roussey a fait mention d’un « gravissime problème de santé publique dont le coût en soins fait l’objet de nombreuses recherches scientifiques. » 

L’inceste coûte des milliards d’euros à la sécurité sociale, mais aucune étude ne fournit de chiffre précis, tant le sujet reste ignoré des politiques publiques de santé.

 Sortir du déni, trouver un professionnel informé pouvant délivrer des soins adaptés, être accueilli convenablement et efficacement dans le cadre de notre dispositif de santé actuel devraient faire partie de nos prérogatives de citoyens aujourd’hui en France. Notre système doit être adapté.

L’inceste constitue un défi de santé publique. Il sort du cadre de prise en charge normal d’un stress post-traumatique du fait qu’il touche à l’enfance et aux bases essentielles qui servent à un être humain de se construire. Les conséquences médicales de l’inceste ne s’arrêtent pas aux addictions et à la dépression, ils touchent également au développement de certains cancers, à des rhumatismes chroniques et à d’autres pathologies pouvant réduire l’espérance de vie des survivants jusqu’à 20 ans. Il faut agir.

Dans le cadre du « Manifeste 2018 », nous avons travaillé sur 29 propositions pour la mise en place d’un « plan inceste », pour que le déni et le tabou de l’inceste touchant 4 millions de personnes cesse. Ce plan comprend trois parties : la prévention primaire, empêcher le passage à l’acte, la prévention secondaire, détecter les premières manifestations et la prévention tertiaire, réduire les conséquences.

Parmi ces mesures, neuf sont directement liées à notre dispositif de santé. Elles sont décrites ci-dessous et reprises dans le Manifeste joint à la présente lettre.

Mesure 5. Mise en place d’études scientifiques des troubles et conséquences des maltraitances afin de mieux les prévenir. (Cette mesure fait partie du 1er plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants du 1er mars 2017 – n°9).

Mesure 11. Formation obligatoire des professionnel(le)s en contact avec les mineurs sur les violences sexuelles, leurs conséquences, leurs repérages et sur les procédures de signalement.

Mesure 12. Mise en place d’un suivi psychologique systématique par des victimologues pour les enfants fugueurs, délinquants, pour les mineures de moins de 16 ans subissant une IVG. Stockage de l’ADN de l’embryon pouvant prouver l’inceste en cas de procédure judiciaire ultérieure.

Mesure 15. Obligation légale de signalement des soupçons de violences sexuelles sur mineurs, y compris pour les médecins.

Mesure 18. Considérer l’enfant qui ose parler comme un enfant « présumé victime » même s’il a commis des actes de délinquance qui sont parfois des appels au secours ou les conséquences de sévices subis (vol, toxicomanie, fugues, violences physiques…). Cela passe avant tout par la formation des professionnels impliqués (justice, service sociaux, corps médical). (Mesure n°17 du 1er plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants du 1er mars 2017).

Mesure 20. Prise en charge pluridisciplinaire de l’enfant présumé victime avec un accompagnement psychologique systématique gratuit par des victimologues sans limitation de durée. Création de centres de soins spécialisés dans la prise en charge des traumatismes (dont le viol et l’inceste) (mesures n°15 et n°19 du 1er plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants du 1er mars 2017).

Mesure 24. Formation d’État initiale et continue obligatoire de toutes les personnes en contact avec l’enfant présumé victime : travailleurs sociaux, magistrats, policiers, gendarmes, médecins, psychiatres et psychologues, experts auprès des tribunaux, avocats… (la mesures n°12 du 1er plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants du 1er mars 2017 prévoit des formations optionnelles).

Mesure 25. Création d’un parcours d’aide pour les survivants de l’inceste et de la pédocriminalité, pour les guider dans l’ensemble de leurs démarches (police, justice, soins). Site internet dédié et numéro vert d’information (comparable à ceux qui existent pour le tabac, le SIDA, le cancer, etc).

Mesure 29. Information autour de la prise en charge des soins à 100% par la Sécurité Sociale pour les survivants d’inceste et de pédo-criminalité (Cette mesure fait partie du 1er plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants du 1er mars 2017)

En conclusion, nous vous demandons de nous soutenir dans notre action en mettant à disposition les moyens nécessaires pour que l’avenir de nos enfants soit plus sain, pour que les blessés du passé puissent trouver leur voie dans notre société, et ce, dans une meilleure gestion des fonds publics.

Le candidat Emmanuel Macron nous avait écrit en avril dernier : « Votre contribution est précieuse, car le travail de votre association et de ses membres, spécialistes dans ce domaine, permet d’ancrer les propositions qui doivent être les nôtres dans le réel. » Nous sommes disposés à vous rencontrer, ou à rencontrer vos conseillers, aussi bien pour le suivi du plan du 1er mars 2017 que pour étudier de nouvelles mesures.

Je vous prie de bien vouloir agréer, Madame la Ministre de la Santé, ma plus profonde considération.

Isabelle Aubry, présidente de Face à l'inceste.