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Isadora
Inscrit il y a 8 ans / Actif / Membre
Publié le 20.06.2016 11:43
Bonjour Yan,
Bonjour à tous,
Merci pour tes témoignages si précieux à tous. Je te rejoins sur ce point , je regrette de ne pas avoir connu ce site et cette association plus tôt. Quel soutien incroyable, quelles rencontres! On peut aussi un peu aider? c'est à peine croyable. Quant à ma transformation? Elle est inimaginable, inimaginable!
Je pense que l'on n'aide la personne qui souffre, au plus, que lorsque l'on prend conscience que l'on ne peut pas l'aider. On ne peut pas tout faire. Ce n'est pas possible. On ne peut être à la fois le conducteur de la locomotive et la vache qui regarde passer le train. Nous sommes dans des "postures" différentes, nous avons aussi des "statuts" différents. On ne peut sauver. Il faut en faire notre deuil, c'est horrible. Tu es l'époux d'un couple, c'est déjà un good job. On en peut être en plus, la mère, le père, le frère , la soeur, le psy, le masseur, le panseur... Homme ou femme nous ne pouvons être la Déesse Shiva de l'autre.
Admettre que l'on ne peut sauver, c'est créer le sas nécessaire à la survie de l'un et de l'autre. Un petit espace libre, un petit no man's land, une petite zone de marge... Décidément Van Gennep m'est d'un grand secours. je vais y revenir. Dans cet espace libéré, chacun peut y trouver un second souffle , une place libre pour chacun. Ces espaces permettent de démêler les souffrances, ou tout au moins de ne pas les emmêler plus encore. A chacun son écheveau.
Je me reconnais , même si c'est déplacé dans le temps, même si cela ne s'est pas manifesté comme ça, dans les souffrances de ton épouse. L'annonce ou prise de conscience ou appelle cela comme tu veux c'est un tsunami, c'est l'éruption du Vésuve. Que doit faire l'entourage? Se mettre à l'abri pardi!. C'est curieux que personne ne voit que c'est un tapis de bombes qui s'abat sur nous et nos proches... Ces chants de l'âme, en tout cas les miens, sonnent souvent comme des hurlements de sirènes. Planquez-vous, bon sang!
Il faut donc laisser le déminage à des spécialistes, et il faut trouver les bons; sexologue, victimologues, des techniques croisées, car oui il faut agir, le temps passe, la vie n'est pas éternelle, il y a urgence. Urgence de vivre. Pour vous deux.
Je crains fort, à la lecture des témoignages que notre société soit très gauche et n'aie que peu de spécialistes pour ce genre de déminage spécifique. D'où je le répète l'importance capitale de ce site et de cette association.
Je vais développer maintenant deux aspects :
1- le premier est que la victime puisse trouver un mode créatif pour reconnecter le petit être. Cela permet de réduire l'impact du traumatisme. Je te donne un exemple: je suis chanteuse d'opéra, et la première fois que j'ai joué à l'opéra, j'ai ressenti nettement que le jeu de scène "était" les jeux que je n'avais pas fait enfant. Je ne jouais pas mon rôle, j'étais l'enfant qui s'amusait dans sa chambre. Le metteur en scène , qui a saisi cela tout de suite, disait que j'étais "une bombe" sur scène. Sur scène j'étais chez moi, comme jamais je ne pouvais l'être dans la vie. La scène m'a donné la vie. C'est beau pour moi, de vous dire cela aujourd'hui. D'ailleurs, la première fois que je suis sortie de scène, je venais de faire La voix humaine de Poulenc, mes premiers mots furent: "je suis née". En conclusion il ne faut pas, même à un niveau amateur, négliger le formidable pouvoir de l'Art. On devrait expliquer cela à nos abrutis de politiques qui n'ont de cesse de vouloir fermer les conservatoires... Quelle bande de truffes ceux-là!
2- Pour revenir aux états de marge de Van Gennep, le tsunami que j'évoque provoque le "départ" et l'état de marge. J'ai pas le temps de développer hélas. Mais pour faire court, dessine un grand rond , notre société, et dedans des petits ronds, les métiers, ou enfants adultes , naissance, mort, maladie, etc... enfin toutes les "catégories" de la vie que tu veux. le passage c'est "passer" d'un rond à l'autre. Dans la société traditionnelle ( que nous n'avons pas renié que cela plaise ou pas...), c'est dans le passage que réside le danger car l'on peut "perdre" un de ses membres. C'est pour cela que l'on crée- dans la société traditionnelle- , des "rites de passage" , censés protéger la personne en voyage ( de l'enfant à l'adolescent, de la jeune fille à la femme mariée, les métiers, les études etc...) . Dans nos sociétés on a remplacé avec rien, et c'est pour cela que par exemple, face à la mort la société moderne est totalement désemparée et angoissée de perdre ses membres. L'on n'a de cesse aussi de recréer d'autres rites. Face à autre chose que la mort c'est pareil. Enlever les protocoles de réparation, c'est bien si l'on veut, mais les remplacer par rien, c'est pire.
Ainsi, du rond "société des gens ça va merci", au rond "société des gens incestués-ça pourrait aller mieux ouais bon", il y a un petit voyage pas piqué des hannetons, ce fameux "passage" ou "état de marge", qui fait changer "d'état". Ce voyage, seuls les gens concernés le font. Le tsunami du voyage seuls eux les vivent. Les "autres" restent sur la berge, avec les mouchoirs, "bon voyage ma cousine!!!". Le positionnement est donc capital, j'espère que tu me comprends , toi tu es sur la berge. Par contre , pendant le voyage, le voyageur est seul, il est dans le no man's land, et c'est là l'horreur. C'est l'angoisse du "mais où on va arriver bordel! ", du " je suis terrifié d'avancer", du "je vais en mourir", et surtout " je suis seul " , mais aussi, " je veux pas y aller!!". Tu ne peux être Orphée, le passeur qui va chercher Eurydice (là au royaume des incestués...) , et tu ne vas pas non plus perdre ton épouse. Car dans l'autre rond, je suis là, et d'autres aussi. On l'attend.
C'est pour cela que je pense que les voies psychologisantes, que je respecte , sont des voies sans issue pour ce type de traumatisme, car elles mettent en avant l'individu, ce qui est bien mais ne résout en aucun cas le problème de mes "ronds", le problème du nouveau groupe dans lequel il va bien falloir s'intégrer malgré la honte et le dégout mais qui en même temps apaise le " ça fait du bien de savoir que d'autres sont comme moi" le " ça fait du bien d'être arrivé quelque part " . Le regard anthropologique , en regardant de façon différente les modes de fonctionnement des petites cellules qui constituent notre société, proposent des modes de réparations, comme les victimologues d'ailleurs dans la globalité du groupe, donc en renforçant la notion d'appartenance à quelque chose, et donc de renforcer notre appartenance à notre humanité. Ou comment ne plus se sentir E.T. tombé d'une planète. CQFD.
Ce petit texte, sans doute trop long, c'est pour toi Yan et ton épouse, sans doute parce que j'ai conscience de la chance de vous avoir rencontrés tous les deux. Vous êtes de "très belles personnes", pour te citer.